Les vagues océanes ne sont plus le seul terrain de jeu des surfeurs. La nouvelle discipline olympique se tourne de plus en plus vers des bassins artificiels capables de créer des rouleaux à la chaîne. Une révolution dans le monde du surf.
Demain, les champions du monde de surf seront peut-être moins bronzés, moins athlétiques. Ils ne viendront plus d’Australie ou d’Hawaii, mais du fin fond de la Chine ou du Texas. L’explication de ce phénomène tient à la technologie, qui permet désormais de surfer en bassin dans des conditions proches de celles de l’océan. Cet été, en guise de préparation aux JO de 2020 au Japon, les meilleures surfeuses françaises se sont envolées pour Waco, en plein coeur du Texas. Sur place, elles ont travaillé leurs figures sur des vagues taillées sur mesure, dans un bassin privatisé. Et pendant que nos championnes enchaînaient les rides à un rythme effréné, d’autres surfeurs professionnels prenaient, eux, le chemin de Lemoore, une petite bourgade californienne située… à 200 kilomètres de l’océan Pacifique ! En effet, dans ce lieu inattendu, l’ancien champion du monde Kelly Slater a mis au point, avec l’aide d’une poignée d’ingénieurs, une vague artificielle d’un réalisme stupéfiant. « Ce rouleau incroyable a créé un véritable électrochoc dans la communauté », constate Bryan Dickerson, fondateur de Wavepool Magazine. Depuis sa mise en service il y a deux ans, les projets de bassins à vagues de nouvelle génération fleurissent un peu partout.
« Nous assistons à une vraie révolution de notre sport et de son terrain de jeu », se réjouit Jean-Louis Rodrigues, président de l’Eurosima, une association destinée à soutenir les acteurs de la filière. Comme l’escalade en son temps avec l’arrivée des murs en salle, le surf va devenir plus accessible. Il pourra se pratiquer à l’intérieur des terres et dépendra beaucoup moins des caprices de la météo. Mais, en coulisse, c’est une véritable guerre qui se joue.
Quarante secondes de glisse
« Une vague parfaite, c’est plusieurs dizaines de millions de dollars de retombées économiques », glisse un spécialiste. Alors, chaque fabricant tente d’imposer sa technologie. Dans son ranch de Lemoore, Kelly Slaterreprend le principe de la vague d’étrave, celle qui se forme à l’avant d’un bateau quand celui-ci fend les flots. Un chariot roule le long d’un bassin de 600 mètres. Il propulse une lame immergée qui crée une vague en déplaçant un gros volume d’eau. Le système, aussi imposant qu’énergivore, met plusieurs minutes à se relancer. Mais il est plus sophistiqué qu’il en a l’air : le fond du bassin a lui aussi été travaillé pour obtenir un déroulé parfait.
Ainsi, le tube de Lemoore fait l’admiration des surfeurs du monde entier. Il accueille même, depuis l’an dernier, une compétition de niveau international. « Comme le bassin est long et étroit, on peut y surfer pendant quarante secondes. A titre de comparaison, la vague naturelle la plus longue d’Europe dure à peine vingt secondes. Et encore, il faut que toutes les conditions soient réunies », confie un spécialiste de la discipline. « A Lemoore, vous avez les jambes qui brûlent à cause de la production d’acide lactique. Ce n’est pas du surf à la papa », confirme Michel Plateau, directeur technique national de la fédération française de surf.
Installée au Pays basque, la société Wavegarden mise, elle, sur des pales pour ses bassins à surf. Celles-ci propulsent l’eau contre un mur central, ce qui crée des vagues, par réflexion. En fonction du nombre de batteurs utilisés, on peut jouer sur la hauteur de l’onde (2 mètres maximum). « A la fréquence maximale, nous pouvons générer une vague – à gauche et à droite du mur – toutes les sept secondes », confie un porte-parole de la société. Son concurrent direct, American Wave Machines, est lui aussi capable d’atteindre cette cadence. Mais son générateur est encore plus complexe : il propulse de l’air comprimé dans des caissons à moitié immergés alignés le long du bassin. A mesure que l’air pénètre dans les caissons, de l’eau est expulsée vers l’extérieur, ce qui crée une ondulation. « En jouant sur la pression et l’ouverture des valves, on peut moduler la taille de la vague et même modifier temporairement sa forme », s’emballe un client de la société.
L’opération se commande à distance à l’aide d’une tablette. Ainsi, un surfeur peut démarrer dans un tube puis en sortir afin d’effectuer une figure aérienne. Mieux : il existe un mode aléatoire dans lequel un programme décide tout seul de la forme des vagues. Une manière de se rapprocher des conditions changeantes de l’océan ! A côté, la houle artificielle de Surf Lakes, une start-up australienne, paraît bien fade. Elle n’a pas le côté modulable de celle de ses concurrents. Mais elle a l’avantage de partir dans toutes les directions. Un énorme flotteur la génère en montant et descendant près de la surface de l’eau. Les fondateurs de l’entreprise imaginent déjà quatre vagues simultanées partant du même point d’origine, chacune correspondant à un niveau de difficulté différent.
Peu compatible avec les valeurs du surf
« Les technologies disponibles sur le marché possèdent toutes des avantages et des inconvénients, mais elles s’améliorent au fil du temps », constate Bryan Dickerson. Très vite, elles deviendront indispensables pour l’entraînement. « Ces systèmes répètent des figures un nombre important de fois, ce qui n’est pas possible dans l’océan, où les conditions changent tout le temps. Grâce à ces installations, les jeunes générations seront formées beaucoup plus rapidement », prédit Didier Piter, l’un des meilleurs entraîneurs d’Europe. Pour les fédérations, cela augure une hausse importante du nombre de licenciés. À condition, bien sûr, que les fameux bassins voient le jour. Ce ne sera pas si facile.
Pour l’heure, seule une poignée d’installations sont sorties de terre. Et pour cause : des incertitudes demeurent sur la viabilité économique de tels projets. De nombreux observateurs s’inquiètent, par ailleurs, de leur impact sur l’environnement. « Construire un bassin, cela veut dire bétonner, utiliser un gros volume d’eau qu’il faut ensuite traiter, filtrer… Sans parler du coût en électricité pour la génération des vagues. Tout cela pèse lourdement sur les comptes d’exploitation et semble a priori incompatible avec les valeurs du surf », résume un écologiste.
Pour l’heure, Kelly Slater n’a pas vendu un seul de ses bassins. Ses négociations pour l’implantation d’un parc en Floride sont tombées à l’eau pour des raisons environnementales. Les quelques projets français (Castet, dans les Landes, ou Saint-Père-en-Retz, près de Nantes) se heurtent aux mêmes difficultés. Entre les entrepreneurs, les municipalités et les associations, le courant passe mal, même si la taille des projets est bien plus raisonnable ici qu’à l’étranger.
Sujet qui fâche, la consommation électrique des installations reste difficile à estimer. Elle dépend de la fréquence et de la taille des vagues, ainsi que de la durée d’utilisation des bassins. « Certains constructeurs minimisent les coûts. Comment voulez-vous avoir les idées claires ? », déplore un entrepreneur en pleine étude de marché. Selon lui, le bassin texan utilisé cet été par la Fédération française de surf consomme 450 kilowatts en une heure. C’est bien moins qu’une station de ski. Mais cela représente quand même la consommation électrique horaire d’environ 800 foyers français. L’impact de la bétonisation sur l’environnement, lui, est sans doute impossible à chiffrer.
Promesse de flexibilité et de rentabilité
La solution à ce casse-tête pourrait venir d’une entreprise française encore discrète : Okahina Wave. Son fondateur, Laurent Hequily, a imaginé une sorte de soucoupe flottant sur des ballasts. A l’intérieur, un générateur crée des vagues qui viennent s’enrouler autour de la structure, ancrée au fond de l’eau. L’avantage de cette solution ? On l’installe sur un bassin déjà existant ou au large d’une plage. Pas besoin de bétonner. La structure est entièrement démontable. Et, par son action, elle contribue à l’oxygénation de l’eau. « Pour l’instant, dans notre bassin expérimental situé près de Bordeaux, nous sommes capables de produire des vagues de plus d’un mètre de haut que l’on peut surfer », assure le chef d’entreprise.
À terme, ce système s’alignera sur la concurrence – environ 1 000 vagues à l’heure avec des sessions de quarante secondes – mais avec des coûts d’exploitation bien plus légers. « Même en n’ouvrant que huit mois dans l’année avec un faible taux de remplissage, nous pourrons garantir une rentabilité intéressante pour l’exploitant », assure Laurent Hequily. Mais sa technologie – qui reste obscure pour des raisons de confidentialité – doit encore faire ses preuves. Okahina Wave n’équipera son premier bassin qu’en 2020 sur la technopole du Futuroscope. D’ici là, ses concurrents n’ont pas fini de faire des vagues. S.J.